Un calme inhabituel régnait sur Dijon et envahissait ma chambre dont j’avais laissé la fenêtre ouverte en ce jour de fin d’été. Dans la petite arrière-cour de l’immeuble, le soleil radieux de septembre jetait des taches colorées sur le bois grisé des planches posées contre un mur dont il égayait un peu la morosité terne. C’était comme si, en ce matin lumineux tout n’était plus que paix dans un monde en guerre. Je me levai tôt et partis en catimini pour voir ce qui se passait. Les nouvelles des jours précédents nous autorisaient à présumer un départ imminent des Boches. Depuis plusieurs jours déjà, on savait qu’ils préparaient leur retraite, que des unités alliées arrivaient de l’ouest et du sud, et la quiétude de ce matin était sans doute révélatrice de cet événement fiévreusement attendu. Je pris la direction de l’emplacement qu’on appelle la Fontaine de Suisses, car jadis depuis ce promontoire, des troupes suisses avaient bombardé Dijon. Il y avait là une belle vue panoramique sur l’ensemble de la ville dont j’espérais qu’elle me permettrait d’avoir une vision d’ensemble de la situation. Quelques Allemands avaient dû faire une halte à cet endroit car le sol était jonché de nombreux débris parmi lesquels se trouvait une petite plaque écrasée en forme d’écusson faite de métal grisâtre mais qui avait dû être dorée et sur laquelle figurait une sorte de carte surmontée d’un aigle à croix gammée avec une inscription énigmatique : « Krim ». Tout en me demandant ce que pouvait signifier ce mot, (s’agissait-il d’une récompense pour avoir commis un crime ?) je résolu de conserver ma trouvaille en guise de trophée et la glissai dans ma poche de culotte courte. Aucun bruit de bataille. La ville était envahie par un silence assourdissant. On se serait cru un dimanche matin d’hiver. Seule une longue fumerolle noirâtre montait de l’embouchure de la vallée de l’Ouche témoignait d’un incendie récent ; ses volutes irrégulières barraient le bleu profond à l’ouest. Je résolus donc de redescendre par la place du 30 octobre, haut lieu de la défense de Dijon lors d’une autre guerre franco-allemande, au milieu de laquelle l’allégorie de Paul Cabet, juchée sur son grand piédestal de pierre blanchâtre, semblait vouloir se lancer à la poursuite des ennemis en déroute. Je regagnai la maison de mes parents où j’étais attendu avec quelque inquiétude. Après les remontrances d’usage on me fit asseoir pour prendre un frugal petit déjeuner accompagné d’une chicorée. Je dus rester enfermé jusqu’en milieu de matinée car mes parents pensaient, non sans raison, que la situation était incertaine. Mon père sortit le premier arborant un brassard FFI que je ne lui avais jusqu’alors jamais vu porter et confectionné à la hâte par son groupe sur un morceau de rayonne blanche. Vers neuf heures et demie, les habitants se sentant plus en sécurité commencèrent à sortir massivement et la nouvelle de l’arrivée de soldats, des Français, se répandit bientôt comme une trainée de poudre et c’est une foule qui peu à peu se forma arrivant de tous les quartiers pour converger vers la place Darcy et la rue de la Liberté, l’artère principale du centre-ville. Empruntés qu’avaient martelés les bottes cloutées des boches étaient empruntés par les véhicules américains frappés d’étoiles blanches qui équipaient les forces françaises victorieuses. La liesse était partout, et il est aujourd’hui bien difficile de décrire le sentiment de joie qui animait les cœurs. Les jeunes filles couraient vers les soldats et embrassaient sans retenue des inconnus, des mères tendaient leurs bambins pour qu’ils grimpent sur les blindés, des hommes pleuraient de joie. Je me faufilai au milieu de cette foule pour contempler ces compatriotes dont les uniformes étaient si différents de ceux de 1940 dont j’avais conservé un vague mais amère souvenir. Le soleil radieux illuminait la scène et renforçait encore son côté merveilleux. Pourtant j’appris que l’explosion que nous avions entendue dans la nuit était due au dynamitage de la gare de Dijon-ville par l’occupant en fuite. Le majestueux édifice s’était, disait-on, en partie écroulée sur lui-même. Curieux, je résolus d’aller voir ce spectacle et remontai en courant la cohue qui, par endroit, ne laissait qu’un étroit couloir aux automitrailleuses et aux half-tracks. Sans trop savoir ce dont il pouvait s’agir, je glanai au passage quelques chewing-gums que des soldats lançaient, et chemin faisant, je goûtai l’un de ces curieux mais délicieux bonbons dont ma mastication n’arrivait pas à bout et je dus me résoudre à le recracher… Arrivé enfin sur place, je contemplai, médusé le spectacle de désolation qui s’offrait à moi scrutant avec des yeux ronds ce paysage surréaliste. L’immense marquise qui surplombait les quais s’était affaissée sur les voies et ressemblait à une gigantesque baleine de fonte et de verre échouée derrière le modeste bâtiment de pierre qui, jusque-là, marquait l’entrée de la gare. Un sentiment de révolte s’empara de moi. C’était la première fois que je voyais des destructions de si près. Bien sûr, il y avait eu quelques bombardements pendant ces années noires, mais jamais un bâtiment si gros et que je connaissais si bien n’avait été endommagé de la sorte. La détestation des occupants, jusque-là plus un mot qu’une réalité prit alors un tour concret marqué dans la pierre au milieu de ce tas de gravats. Les personnes présentent maudissaient ces étrangers qui, d’ailleurs ne s’étaient pas contentés de ce saccage et s’étaient livrés à d’autres destructions, vaines tentatives pour enrayer la marche victorieuse de notre armée. La matinée s’achevait et je me décidai à rentrer chez moi. Il me sembla plus simple de contourner le centre-ville et je croisai bientôt un groupe de maquisards qui allait en sens inverse. L’un d’eux qui connaissait mon père m’interpela :
- T’es pas l’Guy, l’fils du Désiré, non ? me questionna-t-il avec un fort accent bourguignon
- Oui, fis-je timidement
- Ben ton père si tu l’cherches, il est à la caserne Vaillant, y’avait encore deux trois frisés là-bas.
- Merci m’sieur !
Je ne cherchais pas mon père, mais sans attendre j’y courus. En effet il était bien là avec d’autres personnes que je ne connaissais pas mais tous portant ce brassard qui leur tenait lieu d’uniforme. Mon père, tout sourire, un fusil sur l’épaule, deux cartouchières noires à la ceinture trainait un tout petit canon dont le gris foncé que je connaissais bien montrait qu’il avait été pris aux boches.
- C’est quoi ce canon demandai-je avec enthousiasme ?
- C’est un canon anti-char de 37mm répondit fièrement l’artilleur de 1ème classe qu’était mon père en 1940.
- Tu l’as pris pourquoi ?
- C’est une prise de guerre on le ramène, il pourra encore être utile. La guerre n’est pas finie tu sais, nos soldats l’utiliseront peut-être contre les verts-de-gris
- Et ta carabine ?
- Un Mauser allemand, avec ses munitions, mais celui-là, je le garde…
- Et le couteau ?
- C’est la baïonnette qui va avec. Bon aller ça suffit les questions, rentre à la maison maintenant. Dis à maman que j’arrive et de préparer le repas. On ressortira ensemble plus tard. Moi je finis…
J’obéis. Les rues excentrées avaient retrouvé leur calme car la quasi-intégralité de la population devait être au centre-ville. Arrivé dans ma rue mes copains étaient très excités :
- Les boches sont partis ! T’étais où ? dit Casimir.
- J’suis allé faire un tour j’ai vu les alliés, ils sont arrivés, répondis-je guilleret. C’est des Français ! Tu verrais ça ! Il y a plein de chars avec des roues…
- Ouais j’les ai vus aussi, r’garde ils m’ont donné du chocolat !
- Moi, j’ai récupéré des bonbons mais ils sont bizarres.
- T’es couillon, c’est pas des bonbons, c’est des « chouine gommes » qui z’appellent ça. Tu le mâches, c’est bath. Y parait que ça donne l’air affranchi. Mais après tu l’craches. C’est un soldat qui m’a montré, c’est un truc des amerloques. Tu m’en file un, j’en ai pas eu…
- Ah bon, mais c’est quoi l’intérêt ?… Répondis-je en tendant un chewing-gum.
Sandro, l’un des deux Siciliens m’interrompit !
- Eh, les gars, v’nez voir, les résistants, i z’ont capturé deux boches.
La petite troupe s’ébranla pour aller voir les prisonniers. Dans ma rue, au fond d’une cour aux pavés usés, deux Allemands aux tristes trognes se tenaient debout l’air hagard. Leurs regards inquiets allaient de l’un à l’autre de leurs trois gardiens. Ils n’avaient pas l’air très vaillants et l’un d’entre eux, en bras de chemise et dont le pantalon informe enfilé dans des guêtres semblait trop grand pour lui, tremblait comme une feuille. C’était un type petit et sec, d’une quarantaine d’années, au crâne dégarni qui marmonnait sans cesse un charabia incompréhensible en allemand. Son camarade d’infortune totalement muet, plus jeune sans doute et plus grand, avait meilleur aspect. Bien qu’également dépourvu de couvre-chef, il avait une allure plus en rapport avec celle des soldats de la Wehrmacht qu’on avait eu l’habitude de voir. Ses grosses bottes étaient encore bien cirées, sa vareuse boutonnée, et il était soigneusement coiffé en arrière conformément à l’étrange standard de leur armée, longue au sommet, quasi rasée sur les côtés. Autour d’eux cinq civils fumaient des brunes, probablement prélevées auxdits Allemands. Sur les pavés gisaient pêle-mêle les calots, deux ceinturons, quelques pièces d’uniforme et les effets personnels des prisonniers. A l’arrivée d’un responsable FFI, revolver à la ceinture, Sten au côté, les civils jetèrent leurs cigarettes et prirent une position approximative qui était censée être un garde à vous. Le maquisard, répondit par un salut militaire. C’était un jeune homme brun au traits émaciés qui nous jeta un regard noir.
- Foutez le camp les mioches, vous n’avez rien à foutre là.
- Bah, y peuvent bien r’garder les gamins, au moins qu’y voient les boches qui ont la trouille aussi. Dit un des trois civils.
Le plus jeune des deux Allemands grommela quelque chose dans sa langue.
- T’as quelque chose à dire, sale Boche ? dit un autre des civils en assénant une claque à l’arrière du crâne du prisonnier, puis en le menaçant avec l’un des fusils pris aux deux soldats.
L’Allemand se tut et baissa la tête. Le coup avait été si fort que ses cheveux gominés pendaient désormais lamentablement devant son visage.
- Tu fais moins l’malin sale Boche, hein ?
- C’est moins facile, fumier, maintenant ! reprit un autre des gardiens.
Le troisième rajouta l’air narquois
- Tu vois connard, ta gestapo nous aussi on peut faire pareil… Salaud !
Au mot « Gestapo » l’Allemand releva la tête avec des yeux de terreur.
- Nein, moi pas Gestapo, Heer, Ich bin kein Nazi, nur ein Soldat ! se défendit-il.
- Qu’est qu’on en a à foutre : t’es pas Nazi, c’est ça ? Mais t’es bien un Boche, non ?
- Je allemand oui, aber kein Nazi.
- Ta gueule ! C’est la même chose, ordure ! Quand tes p’tits camarades ont fusillé mon frère tu t’es occupé de qui il était ?
Le FFI se retourna vers nous, fébrile.
- Je vous ai pas dit de vous barrer les mioches ?
Nous filâmes sans nous faire prier, effrayés par l’autorité farouche du jeune maquisard. Pourtant la curiosité nous poussait à regarder comment tout cela finirait. Aussi nous revînmes quelques minutes après, sans nous faire remarquer, pour nous cacher derrière une charrette laissée à l’entrée de la cour. Nous n’entendions plus que des bribes de la conversation, mais une altercation intervint entre les Français. Le type dont le frère avait, disait-il, été exécuté demandait qu’on lui laisse le choix du sort des deux soldats, arguant que, de toute façon, c’étaient sûrement des déserteurs. Le chef, d’abord retissent, fini par écarter les bras dans un signe de résignation, et soudain les deux civils armés mirent en joug leur prisonniers.
- À genoux les boches ! hurla le troisième.
Les autres s’exécutèrent en suppliant quasi à l’unisson :
- Nicht schiessen, Kriegsgefangener !
- Fumiers ! vous voulez qu’on vous épargne ? dit l’homme désarmé
- R’garde moi ça, en plus ça a aucune dignité, reprit l’autre tremblant de haine.
- Nein, der Krieg ist vorbei, Hitler Kaput ! dit le plus vieux les larmes aux yeux.
- Non, pitié, ch’ai enfants, und ‘ne Frau dit son camarade en sortant d’une poche une petite photo qu’il exhiba, implorant. Bitte !
Les deux autres se regardèrent quelques secondes
- Pourris, vas, ça mérite pas de vivre.
Les deux Français armèrent leurs fusils et tirèrent sans autre forme de procès sur les deux Allemands qui s’écroulèrent comme des sacs soudain devenus vides. La petite photo de l’épouse tomba à terre en virevoltant comme un papillon. Stupéfait nous demeurâmes interdits et terrorisés. C’était la première fois que nous voyions mourir quelqu’un sous nos yeux. Ne sachant que faire nous n’osâmes pas sortir de notre cachette tout de suite. Les trois compères fouillaient méthodiquement les poches des cadavres pour glisser quelques menus objets dans les leurs, sous l’œil sévère et résigné du jeune résistant.
- T’as vu ça comme ils les ont crevés ! chuchota un des Italiens. Ils les ont buttés, comme des rats, les deux frisés. Y z’ont pas moufeté, pan ! Comme des sacs à patates. Plof !
Chacun de nous voulait se montrer indifférent et fort. Nous nous serions crus déshonorés d’exprimer les sentiments de terreur qu’avaient créé dans nos têtes d’enfants la scène violente à laquelle nous avions assisté de notre propre volonté, mais que trahissaient nos membres tremblants. Nous profitâmes d’un bref moment où les quatre Français avaient le dos tourné pour nous éclipser discrètement. Je devais rentrer déjeuner chez moi, aussi me hâtai-je de prendre congé de mes amis. Les quelques pas qui me séparaient de la maison ne furent pas suffisants pour me permettre de me remettre de l’extrême violence qui avait marqué à jamais mon esprit. Encore tremblant, j’arrivai dans la cour protectrice de mes parents où je ne pus me retenir de vomir. Une sorte de honte m’envahissait. J’aurais aimé pouvoir crier mon indignation devant ce meurtre. Quels qu’aient été leurs propres éventuels méfaits, il m’apparaissait comme d’une extrême lâcheté d’exécuter des hommes défaits et sans armes. J’imaginai un instant raconter ma sinistre aventure à mes parents, mais je m’abstins e peur de me faire sévèrement disputer, car je n’étais assurément pas censé être là avec mes camarades. Je gardai donc pour moi mon traumatisme, et ne racontai ces événements que bien des mois plus tard.
Un modeste repas de fête nous attendait. Heureusement mon père n’était pas encore là, et je fis la commission à ma mère qui avait un visage radieux et ne me fit aucune remarque quant à mon absence prolongée. Elle sembla ne pas prêter attention à mon trouble. Quelques minutes après moi mon père arriva, le fusil toujours à l’épaule. Il posa celui-ci au coin de la salle à manger. Comme je ne quittais pas l’arme des yeux, mon père, perspicace, me dit :
- On l’essaiera plus tard dans la journée c’est promis. Aller, à table, nous allons fêter ça dignement, c’en est fini des vert-de-gris.
Un enthousiasme, une joie palpable envahissait la pièce en ce jour de libération après cinquante mois d’occupation ennemie. Mon père nous raconta sa matinée. Lui qui n’était pas un guerrier parlait tout à coup de faits de guerre heureux, avec une joie retrouvée. Tout s’était bien passé et il se réjouissait d’une victoire ou seuls quelques rares coups de feu avaient, disait-on, été échangés avec des soldats isolés qui n’avaient pas tardé à se rendre. Pourtant il avait été à craindre que l’ennemi ne défendît plus solidement la ville. D’après les quelques éléments qu’il avait pu recueillir, des combats avaient tout de même eu lieu la veille à l’entrée ouest de Dijon. Je me demandai si la fumerolle aperçue le matin de ce 11 septembre n’avait pas un lien avec cette bataille, ce qui était probable. Je me jurai d’aller y jeter un coup d’œil.
Le repas pris, mon père souhaitait aller admirer nos troupes victorieuses quand un autre FFI se présenta chez nous essoufflé.
- Désiré, viens vite, tous les gars doivent aller à la gare Porte-neuve, y’a un wagon plein d’armes que les boches ont abandonné, les gens sont en train de le piller faut y mettre bon ordre. Y’a même pas un gendarme !
Mon père prit le fusil trouvé le matin même et a se mit en chemin sans tarder. Je lui emboitai le pas. J’avais bien du mal à suivre sur la distance les deux adultes au pas rapide. Arrivé à hauteur de la Place du 30 octobre, nous commençâmes à voir des personnes qui marchaient en sens inverse en pressant l’allure et les deux adultes se mirent à courir. Je parvins pourtant à ne pas me faire trop distancer et nous ne tardâmes pas à arriver en vue de l’entrée de la gare de marchandises d’où sortaient de nombreuses personnes dont certaines n’hésitaient pas à brandir des armes. En effet un petit wagon rouge terne frappé d’un aigle boche trônait seul sur les voies, entouré de caisses en bois vides fraichement balancées en désordre, de boites de munitions en carton éventrés et de cartouches éparpillées. Les pillards avaient travaillé vite et seuls les quelques retardataires furent contraints par les FFI qui arrivèrent avec nous à jeter leur butin, des pistolets automatiques flambant neufs, des « P.38 » disait-on.
- Nous arrivons trop tard ! Dit l’un des hommes à mon père qui opina d’un air désabusé.
- Il paraît que des gars de chez Pétolat étaient au courant, enfin c’est ce qu’on dit, si c’est vrai on les retrouvera ! reprit un autre.
- Mais non, reprit un troisième, c’est les cheminots, ils ont fait exprès d’isoler de wagon avant le départ des boches !
- Ben moi, poursuivit une grosse femme, j’ai entendu dire qu’c’est un ouvrier d’chez Terrot qui a découvert les armes, il cherchait des pièces de motos qu’les boches avaient réquisitionnées.
- Ouais, en fait c’est tout le monde et personne, quoi ! conclut amèrement un chef maquisard qui portait un béret civil trop petit.
Les protagonistes devaient sans doute avoir quelques démarches à poursuivre auprès des autorités et mon père m’ordonna de rentrer chez moi. Je résolu de désobéir et, après être allé chercher le vélo que j’avais restauré patiemment quelques mois auparavant, je pris de nouveau le chemin de la pauvre gare en ruine dont le spectacle navrant me fascinait, pour pousser jusqu’au lieu des combats dont il venait d’être question. Les rues fourmillaient encore de soldats et de FFI, mêlés à la foule nombreuse des badauds venue admirer les libérateurs. Quelques boches prisonniers étaient conduits sous bonne garde dans leurs nouveaux lieux de villégiature, ce que j’observais avec curiosité. Rue Paul Cabet, une longue cohorte d’officiers boches remontait en file indienne rasant le long mur en pierre de la maternité. C’étaient une triste troupe qui n’était pas sans évoquer en moi les prisonniers français que j’avais vu quatre ans plus tôt. Certains d’entre eux affichaient pourtant cette morgue exagérée d’hommes humiliés qui veulent, comme un combat d’arrière-garde, sauver ce qui reste d’apparences. L’un d’eux, un géant rondouillard me jeta étrangement un regard complice et jovial auquel je répondis, sans y réfléchir, par un crachat qui lui fit courber la tête et reprendre une mimique de circonstance. En pédalant, parcourant des rues quasi désertes je regrettai cet acte lâche et sans objet. En contrebas de la gare, le sol était couvert des débris de l’explosion et j’eus toutes les peines du monde à gagner l’entrée ouest de la ville. Un flot discontinu de véhicules militaires arrivait en sens inverse. Le long de l’Ouche, près du lieu connu sous le nom de Combe aux fées, quelques véhicules incendiés témoignaient, comme je le pensais, de combats. J’éprouvais une excitation puérile à la vue de ces tas de ferrailles qui quelques heures auparavant devaient avoir roulé. Une étrange voiture camouflée couvert d’étoile blanches peintes sans soin s’arrêta à ma hauteur comme je m’extasiait devant ces squelettes automobiles qui puaient le caoutchouc brulé. Un officier m’interpela.
- Eh petit ! qu’est-ce-que tu fais là ! C’est dangereux ici, il peut y avoir des explosifs ! Ils sont où tes parents ?
- Ben, ils sont… Ben chez nous…
- Oui, où est-ce, chez-vous ?
- Ben à Dijon, rue Jean-Baptiste Baudin. Bredouillai-je en montrant d’un geste vague la direction approximative de l’appartement mes parents.
- Tu m’en diras tant. Comment veux-tu que je sache où se trouve ta rue ? C’est loin ?
- Ben… non… enfin… oui, c’est de l’autre côté de la ville.
- Allez grimpe je te ramène faut pas trainer ici…
L’homme sauta hors du véhicule, me balança à l’arrière puis fit de même avec mon vélo en moins de tant qu’il ne faut pour le dire. Une odeur acre régnait à bord de la voiture dépourvue de porte mais étrangement pourvue d’une rame et d’une hélice qui se dressait vers le ciel. Tout en roulant, entre deux indications de direction pour trouver le chemin qui me ramènerait chez moi, je questionnai à ce propos l’officier :
- Monsieur ? pourquoi y a pas de porte dans cette voiture ?
L’homme sourit :
- Tu es observateur comme gamin. En fait, il vaut mieux qu’il n’y ait pas de porte c’est une voiture amphibie !
- C’est quoi amphibie ?
- C’est une bonne question ! En plus tu es curieux ! C’est une voiture qui peut aller dans l’eau, comme une barque.
- Ah c’est pour ça, la rame ?
- C’est ça, quand le moteur est en panne, mais normalement, c’est l’hélice que tu vois là derrière qui la fait avancer dans l’eau.
- C’est bath, c’est amerloque ?
- Non, c’est les Fridolins qui l’ont abandonnée, probablement faute d’essence. Le maréchal des logis l’a récupérée dans l’Yonne, ajouta mon interlocuteur en désignant d’un mouvement du menton le conducteur.
- Ouais, mais non de Dieu, elle était dans un sacré état… Y’a mêm’pus d’phares. Renchérit ce dernier avec une gouaille parisienne. J’sais pas c’qui z’ont foutu avec. Enfin !… Not’ jeep a rendu l’âme, après qu’on s’est pris une rafale d’mitrailleuse dans l’moteur… Heureusement z’ont touché que la ferraille.
- C’est quoi une jip ?
- C’est une sorte de véhicule, américain celui-là. Enfin c’était notre voiture jusqu’à ce que des idiots d’Allemands jouent au héros.
- Et vous les avez tués ?
L’officier me regardait surpris et confusément atterré par l’enthousiasme naïf de ma question.
- Non, nous avons riposté, on en a blessé un, ils se sont rendus et nous les avons faits prisonniers. Il s’interrompit un instant puis reprit gravement : Tu sais, ce n’est pas drôle de tuer des hommes. Même des frisés… Non, ce n’est pas drôle, ajouta-t-il d’un air absent.
- Et vous en faites quoi des prisonniers, insistai-je.
- On les évacue vers l’arrière, s’agaça le militaire qui détourna la tête et effaça ce sourire qui illuminait jusque-là son visage poussiéreux.
Profitant d’un arrêt le sous-officier se retourna :
- Laisse gamin, l’lieutenant est pas très à l’aise avec la guerre et tout ça. C’était pas un militaire, avant, tu sais, un étudiant… Aller, fous-lui la paix avec tes questions.
Un peu confus, je contemplais les façades des immeubles qui encadraient, comme les murs d’un corridor, les rues et les boulevards qui me reconduisaient chez moi. L’après-midi de cette première journée de liberté retrouvée allait bientôt s’achever et j’avais hâte de raconter aux copains mes petites aventures. La rue était déserte. Arrivé devant l’entrée le porche de la cour je quittai ma rêverie et m’écriai comme en panique : « c’est là ». Le conducteur freina péniblement et le petit véhicule s’immobilisa dans un couinement suspect.
- Aller gamin, descends. Tiens, je te donne un paquet de chewing-gum, tu connais ?
- Ben oui, je connais, fis-je fièrement, des soldats m’en ont jeté ce matin.
- Salut, petit bonhomme, ajouta sobrement l’officier qui avait retrouvé son sourire en m’ébouriffant les cheveux d’un geste paternel.
Je regardai les deux hommes casqués s’éloigner vers leur destin, le cœur un peu serré à la pensée qu’ils risqueraient encore leur vie quand nous jouirions déjà de la paix retrouvée. Mon vague à l’âme passager fut bien vite chassé car, au coin de la rue, mes amis apparurent bientôt.
- T’étais encore passé où ? T’as tout loupé. Tu sais, la maison où y avait les officiers boches, celle en briques rouges… Enfin, celle qu’y z’ont piqué aux youpins : eh ben, elle a été pillée c’tantôt, faut voir comment, y reste rien de rien. Comme y sont partis voilà belle lurette les Youpins, et qu’y risquent pas de r’venir de sitôt…
- Ouais, un vrai déménagement, rigola Jojo.
- Pi faut aussi dire que les Boches qui étaient là-dedans, y z’avaient déjà pas mal arrangé l’intérieur : les coups de feu l’aut’soir, ça d’vait être eux… des trous d’balles partout dans les murs, sur les meubles ; les vaches ! T’aurais vu ça, des vrais vandales…
En effet, la grosse maison bourgeoise était sans dessus-dessous. Les papiers éparpillés qui jonchaient le pavé du boulevard témoignaient de la mise à sac en règle dont celle-ci avait été l’objet en l’espace d’un après-midi. Les propriétaires spoliés ne reverraient cette fois-ci, sans l’ombre d’un doute, jamais leurs biens. L’envie d’y pénétrer à mon tour était grande, mais un gendarme qui en assurait la garde tardive nous dissuada d’un simple regard hostile.
En début de soirée, de retour à la maison et profitant du joyeux désordre, mon père, fidèle à sa promesse et contre l’avis de ma mère me montra comment fonctionnait la carabine allemande qu’il avait conservée. C’était une arme superbe, impeccablement entretenue dont l’aspect donnait à penser qu’elle ne devait pas avoir beaucoup servi. D’un mouvement sec mon père actionna le levier d’armement et pointant l’arme vers le ciel tira un coup de feu et réitéra la manœuvre ce qui éjecta un étui luisant vers lequel je me précipitai.
- N’y touche pas Guy, elle est chaude, tu vas te brûler !
J’attendis donc quelques longues minutes avant de pouvoir le glisser dans ma poche où il rejoignit l’insigne trouvé plus tôt le matin mais que j’avais déjà oublié. Je le montrai à mon père et lui demandai ce dont il s’agissait.
- À voir la carte sur ton insigne, qui représente assurément la Crimée au sud de la Russie je pense qu’il s’agit d’une sorte de médaille commémorative des opérations des vert-de-gris là-bas : « Krim » doit logiquement signifier Crimée en allemand. Où as-tu trouvé ça ?
- À la Fontaine des Suisses, il y avait plein de trucs par terre.
- Garde-le en souvenir, un Boche l’aura sûrement laissé tomber dans la débandade !
Les jours qui suivirent furent incroyables. Pendant près d’une semaine les vainqueurs furent fêtés et les manifestations s’enchainaient avec des défilés, des parades des remises de décorations. J’étais aux anges d’autant qu’il me fut même possible d’apercevoir, certes de loin, le général De Lattre de Tassigny dont je conserve le souvenir d’un homme souriant et charismatique. Plus libre que jamais, j’allais d’un de ces événements à l’autre en tentant de ne rien manquer de ces journées que je savais exceptionnelles. Il y eut un défilé des maquis, ces hommes dont nous parlions à mots couverts sans jamais oser vraiment aborder le sujet. La réalité de leur existence, de leurs combats apparaissait désormais dans la lumière douce de septembre. Leurs visages sérieux et éprouvés laissaient échapper un sourire fier et une sorte de noblesse émanait de leur démarche assurée. Certes leur tenue n’avait pas le prestige de celles des soldats pour l’enfant que j’étais, mais leur aura était peut-être encore supérieure pour moi. Une idée me traversa pourtant l’esprit : je regrettais d’avoir assisté à cet épisode consternant où trois francs-tireurs de la dernière heure avaient entaché l’honneur de ces héros mythiques qui, sortis de la clandestinité, défilaient aujourd’hui devant la foule des indécis. Le meurtre de ces trouffions allemands qui perturbait mon esprit ne me quittait guère et obscurcissait ma joie au passage des maquisards. Un parallèle avec les Indiens des livres de cow-boys les avait auréolés d’une gloire incommensurable mais le choc de cet acte lâche n’en était que plus violent et avait créé chez moi un sentiment indéfinissable de mal-être et de profonde déception. Ces hommes-là étaient-ils eux-aussi capables d’abattre de sang-froid des vaincus désarmés et apeurés ? Je ne voulais pas le croire. Sans doute les assassins n’avaient-ils rien en commun avec ceux qui une, deux, voire trois années durant avaient pris les armes contre l’occupant au risque de leur vie.
D’autres événements ne firent que renforcer ce sentiment détestable. Dans l’euphorique pagaille qui se prolongea quelques jours, les vindictes les plus diverses se déchainèrent. Si Dijon n’avait pas été meurtrie comme d’autres villes de France, les rancœurs accumulées, les jalousies, les haines avaient atteint un tel paroxysme que nombre d’habitants payèrent chèrement leurs inconduites réelles ou supposées. Des graffitis vengeurs apparurent sur quelques façades et les noms de Français soupçonnés d’avoir pactisé avec l’ennemi furent étalés au grand jour sans qu’il fût bien souvent possible de savoir s’il s’agissait de simples allégations ou de faits avérés. Sur le crépi jaunâtre d’un immeuble proche de notre logement, une écriture malhabile, presqu’enfantine, dessinait les mots « Marcellin collabo ». J’ignorais qui pouvait être cet homme, mais je savais qu’on l’exposait ainsi à un déferlement de violence. Ce graffiti en lettres rouge restera longtemps sur ce mur comme une verrue échappée d’une période trouble. Quelques femmes devaient aussi payer du prix de l’humiliation publique leur « fautes » réelles ou supposées. On s’empressa de se remémorer lesquelles d’entre elles avaient été vues avec des soldats, voire des civils allemands. En fin de matinée, vers la mi-septembre, un garçon du quartier, un peu plus âgé que nous, avait assisté à la tonte de deux jeunes femmes accusées de « collaboration horizontale ». Les malheureuses avaient été trainées hors de chez elles plus tôt dans la journée et exhibées par de courageux patriotes au front d’une petite foule haineuse. Un récit s’en suivi, mélange d’excitation malsaine d’un garçon à peine pubère et de désir de revanche.
- Elles ont eu ce qu’elles méritaient les deux putains ! Elles croyaient s’en tirer comme ça en restant terrées chez elles mais les gars du quartier n’ont pas oublié comme elle se sont couchée sous des boches. Y’en a une, pendant plusieurs mois qu’elle fricotait avec un grand abruti qui v’nait carrément en uniforme. C’était pas un soldat, mais bon, un micheton d’un service boche qui z’appelait l’organisation « taute ». Moi j’m’en souviens bien, j’lai vue c’te salope, bras dessus bras dessous avec ce fumier, même dans la rue. On peut dire qu’elle a pris du bon temps… En plus, elle était mariée, juste d’avant-guerre avec un ouvrier parti au STO en Allemagne qu’elle a fait cocu.
- Et alors ? questionna avidement l’un des Siciliens. Qu’est-ce qu’y z’ont fait ?
- Ben les gars les ont fait se dessaper. Les deux en combinaison dans la rue ! –un rire cruel et nerveux s’échappa de la poitrine du narrateur – Puis ils leur ont offert une coupe de cheveux gratos : choucarde, j’vous jure. La boule à zéro, comme quand on a des poux ! Ah, ben on peut dire qu’elles faisaient moins les malignes, les treuillons ! Pi la blonde, quand elle est descendue de l’estrade, un copain a tiré sur sa combinaison, on lui a vu les roploplos, des gros nichons tout blancs. Tout l’monde s’est bien rincé l’œil ! Elle pouvait bien faire profiter ses compatriotes, non ? En tous cas, elle chialait comme une madeleine, cette salope. C’était drôle, quand tu penses comme elle se pavanait avec son Doryphore, en bas de soie en plus ! Elles ont dû ensuite se faire voir à tout le monde : si ça leur aura au moins dressé le cul, c’est pas cher payé, à mon avis.
Cette description enthousiaste empreinte du ressentiment accumulé des adultes me laissa perplexe. Je ne partageais pas la jouissance exempte de honte de mes copains. Pour l’enfant que j’étais, toutes ces considérations étaient quelque peu abstraites, et je ne m’imaginais à grand-peine ce que pouvait concrètement représenter cette « collaboration horizontale ». J’avais bien compris qu’elles avaient fréquenté des Allemands et qu’au moins l’une d’entre elles avait dormi avec l’un d’eux, mais quelle était donc cette grande faute qui méritait une pareille humiliation publique ? Bien sûr, je pensais comme tout enfant que ce n’était pas bien de tromper un mari, qui plus est prisonnier (c’est en tout cas ce qu’en disaient mes parents) mais je savais trop bien que ce genre de choses existait et, ma foi, me paraissait peu ou prou ignoré par les adultes en temps ordinaire. Le simple fait que ce soient des Allemands suffisaient-il à justifier une telle différence de traitement. D’ailleurs n’avais-je pas moi-même assisté à des trafics tolérés avec l’occupant, qui eux étaient dénués de sentiments et de scrupules ? Pourtant, ces crimes-là resteraient à jamais impunis, car les trafiquants savent rebondir et vendre leur utilité au prix de la compromission. Je pensai donc à ces malheureuses leur trouvant confusément l’excuse de la jeunesse, de la solitude, du manque de tout. Sans les connaître, je leur souhaitais que, le temps passant, le souvenir de leur humiliation s’estomperait et, qui sait, finirait par disparaître.


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