L’Envol des Mots

Philippe Béhin-Stroud, écrivain public.

La Copro, roman, Philippe Béhin-Stroud (extrait).

La Copro, (Détail), Philippe Béhin-Stroud.

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La résidence comptait un grand nombre de retraités, la plupart très occupés et très discrets, anciens fonctionnaires fraichement retirés bien souvent, qui aimaient à consacrer leur temps désormais libre, tantôt à des passions casanières négligées faute de temps pendant leur vie active, tantôt au contraire à des activités associatives qui leur donnaient le sentiment de demeurer utiles. Les voyages aussi éloignaient fréquemment certains d’entre eux. Pourtant il n’était pas rare qu’on se rencontre et qu’on bavarde, sur le parking à la belle saison, ou dans le hall l’hiver venu. Dans la journée, quand les copropriétaires plus jeunes travaillaient, les discussions allaient donc bon train. Petit à petit les commérages s’amplifiant, l’histoire d’amour de Manon fut ébruitée et fut connue du plus grand nombre. On connut aussi bientôt la relation illégitime présumée de sa mère, quoique les plus naïfs ou les plus bienveillants jugèrent cet adultère peu probable. La majorité ne montra pourtant que très peu d’intérêt pour ces révélations qui n’amusèrent que quelques jours. Kohler en conçut un dépit supplémentaire à la hauteur de la passion à rebours qu’il nourrissait maintenant pour Véronique.

Petit à petit, certains copropriétaires avaient fini par juger le président moins affable. Sa hargne contenue qui apparaissant en filigrane dans nombre de ses propos avait d’ailleurs en quelques mois lassé son auditoire. Certains des membres du conseil syndical s’éloignaient même un peu de leur président. À la fin de l’été, une réunion devait se tenir à l’instigation de Mme Berger, mécontente du syndic en place, et qui désireuse de changer de syndic, souhaitait soumettre une proposition de contrat d’un syndic concurrent. Le conseil était très divisé et M. Kohler faisait partie de ceux qui, fidèles à leur syndic en place, s’opposaient à sa remise en cause. Il avait informé en secret Hervé Mathurin afin qu’il pût contrer les menées des opposants à « sa » réélection. Le gestionnaire avait alors pris les devants en se montrant dans la résidence bien plus qu’à l’accoutumée et en faisant des rondes jambes à tous les indécis. Le jeune homme voyait là l’occasion d’être enfin mieux apprécié de M. Rodrigues dont il connaissait le peu d’estime professionnelle qu’il lui accordait depuis quelques mois. Il avait notamment trouvé en M. Kohler, toujours prompt à complaire, un soutien immédiat, du moins tant qu’il allait dans son sens. La réunion du conseil syndical commença d’emblée sous de mauvais auspices, car le président acceptait mal la fronde des conseillers mécontents, qui avaient exigé la tenue de cette réunion, qu’il n’avait convoquée qu’à contrecœur. Le retraité prit position pour le syndic de façon virulente, déclarant que la copropriété aurait bien du mal à en trouver un meilleur. Il justifia la pertinence de son avis en ajoutant péremptoirement que peu de propriétaires avaient autant d’expérience des copropriétés que lui-même, car il avait acheté avec Françoise son premier appartement fort jeune. Mme Berger réagit vivement objectant que la résidence n’était pas sa propriété et qu’il était au moins permis aux autres copropriétaires de débattre de l’opportunité d’un éventuel changement de gestionnaire voire de syndic. Elle partit alors dans une diatribe contre Hervé Mathurin dont elle estimait qu’il n’était pas assez impliqué, trop difficile à joindre et selon elle peu compétent. Membre de longue date d’une association de représentants de copropriété qu’elle consultait de manière assidue, Mme Berger avait fait de l’étude des règles juridiques régissant les copropriété une sorte de hobby. Ses connaissances devenues réelles en la matière l’avaient amenée à poser de fréquentes questions-pièges auxquelles Mathurin ne savait répondre de but en blanc. Kohler ne se laissant pas décontenancer fit valoir qu’on pouvait conserver le même syndic et changer seulement de gestionnaire. Il fit aussi remarquer que Mathurin, à qui il avait lui-même fait tant de reproches, avait finalement traité avec tact l’impayé des Péronne, certes un peu grâce à lui. Il fit d’ailleurs entendre qu’il était avantageux que lui, Kohler, soit en bon rapport avec un gestionnaire qui soit en position d’infériorité du fait de son âge, de son manque d’expérience et de charisme. Plusieurs conseillers syndicaux s’indignèrent du machiavélisme au petit pied de leur président. L’un d’eux, un certain Benamou peu impliqué jusque-là dans la vie de la copropriété défendit le président. Il trouvait fort injuste de lui reprocher médisance et cynisme comme on le faisait. Kohler qui se sentit néanmoins désavoué et insulté se leva et partit d’un trait en claquant la porte. Pourtant son départ précipité ne mit pas fin à la discussion qui reprit de plus belle, car Me Simon Benamou, avocat au barreau de Dijon fit un véritable plaidoyer pour Kohler. Certes, il avait ouï dire bien des ragots mais il gageait que d’autres que Kohler en fussent à l’origine : il rappela que ses propos sur l’impayé des Péronne étaient particulièrement motivés et affirma que s’il avait fait un porte-à-porte systématique, ce n’était pas avec l’intention de leur nuire. Il fit valoir que certains membres du conseil syndical, ingrats et opportunément oublieux des circonstances qui avaient tiré lesdits Péronne d’affaire, avaient largement outrepassé les limites de la décence en calomniant un copropriétaire aussi dévoué qu’intègre. Les Péronne qui, par chance, en fin de compte s’étaient acquittés de leur dette auraient pu mettre en danger la copropriété. Mme Berger, bien qu’amie de longue date avec le président, finit par plaisanter de manière plus légère, en évoquant la sorte d’obsession qui taraudait Kohler s’agissant de Mme Guyon. Cette situation, que beaucoup avait remarquée, fit beaucoup rire et on passa, après la réunion, un bon moment à railler aussi bien le sexagénaire éconduit, que la voisine volage et le mari trompé. Quand on se quitta, le conseil était de nouveau soudé bien qu’aucun consensus solide n’ait été trouvé.

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