L’Envol des Mots

Philippe Béhin-Stroud, écrivain public.

Histoire d’une famille italienne émigrée en France.

Aujourd’hui, je voudrais vous faire découvrir un petit livre passionnant, paru aux Éditions L’Harmattan il y a déjà six ans, La Charrette à Bras. Au-delà d’un récit familial, les destins croisés des membres de cette famille, d’un bout à l’autre du XXème siècle et de ses aléas, sont une page de l’Histoire de la France et de l’Europe, une histoire singulière et plurielle. Singulière parce que ses protagonistes n’ont jamais entendu participer à un mouvement migratoire, ni même eu conscience qu’ils étaient partie prenante à l’un des faits majeurs qui ont construit l’identité française du XXIème siècle : l’immigration ; plurielle parce que chacun des membres de cette famille a dû faire face à des défis très différents auxquels ils ont réagi de manières personnelles.

L’immigration, un sujet peut-être plus encore clivant aujourd’hui qu’au début du siècle passé, fut toujours un crève-cœur pour ceux qui l’ont vécue, car un immigré est toujours aussi un émigré, rarement par choix. Le poids du passé laissé derrière lui dans un pays qui peu à peu ne sera plus le sien est omniprésent pour ce déraciné. Parfois il l’exprime par son silence, comme une négation pudique de ses origines, parfois aussi il l’exprime par un désir de retour, qui quelque fois a lieu, voire par des hésitations. Pour ces hommes et ces femmes, chassées de leur terre natale bien souvent par une misère sans laquelle ils n’auraient jamais fait leur baluchon pour se lancer sur les routes avec pour seule certitude leur courage, le nouveau monde, si proche et si lointain, n’est pas un pays de cocagne. La vie y est dure, mais, à tout prendre, elle y est plus douce que « là-bas ». Avec une volonté tenace, ils construisent leurs vies dans ce pays qui devient le leur, jour après jour, jusqu’à effacer parfois le sentiment d’appartenance à cet autre chez-eux devenu lointain qui leur inspire des sentiments ambivalents. La résilience de chacun est diverse, mais il faut bien avancer, en acceptant l’aide, et en encaissant parfois le rejet ou la défiance. Ce sont leurs enfants, nés ici et qui n’ont connu que la France qui retrouveront la voie de leurs racines dans un pays qui pour eux n’est plus synonyme de pauvreté extrême et de faim, mais de soleil, de famille, et de vacances.

La Charrette à Bras nous conte donc l’installation en France d’une famille originaire du nord de l’Italie, puis son destin entre France et Italie. Les auteurs aux parcours très différents sont les enfants de ces Italiens devenus français, qui furent de ces « ritals » du milieu du XXème siècle, attachés à leurs racines et viscéralement français.

L’ouvrage qui a fait l’objet de recherches approfondies est très bien documenté. Utilisant des archives originales, des interviews, et leurs souvenirs personnels, l’universitaire Yvonne Fracassetti Brondino et son frère Alain Fracassetti, ancien chef d’entreprise, remontent le passé de leur famille pour nous offrir un récit vivant et agréable à lire d’une histoire familiale qui aurait pu être celle de beaucoup de Français issus de l’immigration.

Quatrième de couverture, La Charrette à Bras. L’Harmattan, 2019.

Malgré les différences, beaucoup de descendants d’immigrés d’aujourd’hui et d’hier s’y reconnaîtront et s’amuseront des analogies avec leurs propres histoires familiales, ou constateront les conceptions intrinsèquement dissemblables, héritage parfois d’une histoire plus traumatisante où les antagonismes entre peuples ont été plus violents.

Mais plus largement, La Charrette à Bras s’adresse à tous. Sans être une fiction, ses 162 pages se lisent avec plaisir et jamais le lecteur n’a l’impression de se plonger dans une monographie fastidieuse, ou dans un récit de vie qui ne serait qu’une description factuelle d’une expérience, limitée dans le temps et dans l’espace. Au contraire, le style délié des auteurs, qui ont su dépeindre les variétés des ressentis face à une histoire commune, nous invite à voyager avec les membres de leur famille, au gré des vicissitudes, des rives d’un siècle à celles d’un autre. Pourtant, loin d’être une fresque née de l’imagination, La Charrette à Bras est aussi un témoignage sobre et pudique, documenté et illustré, mine d’informations pour les chercheurs. Plusieurs bibliothèques universitaires en ont déjà fait l’acquisition.

Un livre à découvrir et à aimer, à lire et à relire.

Éditions L’Harmattan, Collection « Rue des écoles. Récits », Broché, 162 pages

Date de parution : le 25 mars 2019.

EAN : 9782343170824

ISBN : 978-2-343-17082-4

Réponse

  1. Avatar de Philippe Béhin-Stroud

    Je vous poste ici la réponse des auteurs à l’article ci-dessus :

    « On écrit pourquoi? On écrit pour qui? La lecture que Philippe Béhin fait de notre récit La charette à bras répond à ces questions que tout auteur finit par se poser quant son ouvrage est livré au lecteur et, en quelque sorte, ne lui appartient plus. Et quand cette lecture vient éclairer et enrichir le sens même que l’auteur a voulu ou cru donner à son texte, la boucle est bouclée, le livre prend son vol et l’histoire passe vraiment, comme nous avons voulu le souligner dans l’épigraphe “ de l’horizon d’un homme à l’horizon de tous”.

    Ce récit, qui est une histoire d’émigration, celle d’une famille italienne émigrée en
    France au siècle dernier, est donc un témoignage qui se situe entre histoire et
    mémoire, qui se joue donc entre l’objectivité des faits et la subjectivité des émotions dont l’équilibre est variable et sensible et que le lecteur peut facilement faire basculer dans l’anecdote ou l’idéologie selon sa sensibilité. Le grand merci que nous devons à Philippe Béhin est d’avoir été si loin dans la compréhension du texte que non seulement les dangers d’une interprétation partiale ont été évités, mais que les motivations profondes des auteurs sont mises en évidence et interprétées avec une finesse de perception non commune.

    Le message le plus important que, en tant qu’enfants d’émigrés, nous tenions à faire passer, était celui que notre lecteur souligne d’emblée: la pluralité. La pluralité de la perception de l’émigration, élément central de ce récit, une émigration presque niée par nos parents puisqu’il fallait la dépasser, aller plus loin, construire une vie et une identité nouvelles, une émigration à peine ressentie par leurs enfants (les auteurs de ce livre) selon leur personnalité et leur acceptation d’être perçus comme étrangers, c’est à dire différents. Puis la pluralité du vécu de chacun: chez l’un la capacité d’assumer la différence, voire même de la revendiquer qui a fait d’Alain un Rital bon Français fier de l’être, chez l’autre le choc d’une différence d’abord non perçue puis assumée comme richesse plurielle. C’est bien la conscience de cette différence révélée qui va nous conduire à la recherche des racines et c’est l’aboutissement de cette recherche qui est à notre avis la grande leçon de cette histoire: la conviction que les racines sont plurielles, comme l’histoire, que les racines ne doivent jamais devenir une prison, doivent élargir l’horizon au lieu de le limiter. Nous sommes reconnaissants à Philippe Béhin d’avoir voulu insister sur ces notions de “différence” et de” pluralité”, en invitant les futurs lecteurs au dépassement de l’histoire personnelle et à l’ouverture.

    Ajoutons que notre texte a été traduit et publié en Italie (Partire; Storia di una
    famiglia italiana emigrata in Francia, Corponove 2020) et soulignons que le titre a
    évolué de “La charette à bras” qui met l’accent sur les peines de l’émigration à
    “Partire” qui souligne au contraire la richesse du changement, de la confrontation et de la diversité.

    Alain et Yvonne Fracassetti « 

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