L’Envol des Mots

Philippe Béhin-Stroud, écrivain public.

Consumata

Consumata.

La chance avait toujours accompagné Diego Calderón. Réaliste, il s’était toujours considéré lui-même comme étant un privilégié. Il n’en concevait ni honte, ni fierté, c’était ainsi. Son entourage lui avait parfois fait sentir sa jalousie, avait aussi tenté de faire naître chez lui cette culpabilité dont le plus humble voudrait affliger celui envers lequel le sort a peut-être été plus clément. Mais avec beaucoup de simplicité, il acceptait sa vie avec reconnaissance et bonhommie. Lorsque les résultats de la biopsie de Pilar, son épouse, révélèrent une tumeur de faible ampleur au sein gauche, heureusement découverte à temps, il ne douta guère qu’une fois de plus, sa bonne fortune lui serait fidèle et qu’une rémission serait, si ce n’est rapide, du moins totale. La tumeur était circonscrite et pouvait être retirée sans ablation mutilante. Il lui paraissait inconcevable que cette femme qu’il aimait tendrement depuis deux décennies pût souffrir dans sa chair et a fortiori qu’elle lui fût enlevée. Le deuil, Diego Calderón l’avait déjà éprouvé. Ses parents étaient décédés quelques années plus tôt, à quelques mois d’intervalle. Il avait donc connu cette peine, mais elle lui avait semblé naturelle, dans l’ordre normal des choses. Il n’avait pu verser une larme à aucun des deux enterrements. Quelques amis, venus assister à la cérémonie avaient été choqués de voir cet enfant unique, choyé, soutenu, aimé, demeurer aussi stoïque, presqu’impassible. Son apparente ataraxie masquait une peine sincère, seulement, ses parents l’avaient eu à près de quarante ans, et il s’était préparé depuis la plus tendre enfance à l’inéluctable disparition de ses géniteurs. Ce deuil qui le l’avait frappé avait donc été logique, normal. Pilar et lui n’avaient jamais voulu d’enfant, ou du moins ils avaient toujours repoussé l’échéance et ils avaient toujours vécu ainsi l’un pour l’autre en laissant libre cours à leurs envies, que des revenus confortables permettaient, si ce n’est d’assouvir, du moins de contenter. L’héritage des parents de Diego avait encore renforcé l’aisance du couple qui avait vendu la maison de famille un bon prix. Diego avait aussi tiré quelque argent des nombreux meubles de famille aux styles surannés qui avaient été le décor de son enfance. Ni lui, ni Pilar n’auraient voulu de ces antiquités dans leur maison à la décoration intérieure épurée, changeante, mais toujours à la pointe de la mode. Pilar, d’ailleurs était toujours demeurée attentive aux tendances du design les plus en vogues, ce qui faisait l’admiration de ses amies et de ses visiteurs. C’est sa petite galerie d’art à Gérone qui lui avait permis d’acquérir une sorte de don de prémonition des modes à venir. Ses fournisseurs lui reconnaissaient d’ailleurs un talent indiscutable pour anticiper les goûts futurs de sa clientèle, qu’elle n’hésitait pas à précéder dans ses acquisitions personnelles. Diego s’extasiait devant cette faculté de sa femme dont il tirait une certaine fierté, comme s’il se fût agi d’une qualité personnelle.

Au début du printemps, depuis la terrasse de la maison dans les hauteurs de la ville, Diego contemplait le parc de la Devesa. Le vaste espace arboré qui borde la Ter et dont la masse ressemble de loin à une petite forêt enchâssée dans un écrin de pierre et de béton étalait la masse moutonnante de ses platanes illuminée par la lumière douce du petit matin. L’air avait pureté cristalline des lendemains de pluie. L’opération de Pilar avait eu lieu la veille, et, aux dires des médecins tout s’était bien passé. Diego était donc confiant et envisageait la journée sans grande crainte. Pourtant, un sentiment d’étrangeté s’empara de lui. Accoudé au garde-corps de verre qui bordait la piscine, il réalisait combien Pilar lui manquait. Jamais elle ne lui avait parue si loin et peu à peu une angoisse inconnue le glaçait. Malgré le pronostic rassurant, il paraissait soudain possible que sa vie change, sans délai ni préavis. Il tenta de chasser la détestable sensation en se répétant que les spécialistes n’avaient guère laissé de place au doute. La tumorectomie était simple, courte. Il inspira et regardant le ciel uniformément bleu après une soirée d’orage. Quand il abaissa de nouveau son regard, il se retourna vers la maison. L’idée lui traversa l’esprit que sans Pilar cette spacieuse demeure d’architecte n’avait plus de sens pour lui. Il tenta de nouveau de se reprendre. « Non ! Qu’y-a-t’il à craindre ? se répétait-il pour tenter de se convaincre qu’il n’était pas possible que le sort leur fût si soudainement contraire. « Oh, et puis je suis bien bête, se dit-il, je vais appeler l’hôpital, j’en aurai le cœur net. » Pourquoi n’avait-il pas pensé à prendre son smartphone, lui qui presque jamais ne s’en séparait ? Pourquoi n’avait-il pas pensé avant à appeler l’hôpital pour avoir des nouvelles de Pilar plutôt que de s’inquiéter inutilement. « Mais ? d’ailleurs, ils m’avaient dit qu’ils m’appelleraient dès sa sortie de la salle de réveil… »

Une sorte de panique l’obligea à courir vers la maison. Le smartphone était bien là branché mais il dut le rallumer. « Je suis sûr de l’avoir éteint » se dit-il. Il tenta fébrilement de le faire fonctionner, mais en vain : l’écran de l’appareil demeurait immuablement noir… Peut-être l’hôpital l’avait-il appelé. L’orage avait peut-être créé une surtension… Diego courut chez ses voisins pour tenter de joindre l’hôpital. On lui passa le service après une attente interminable.

« Oui, bonjour, c’est Monsieur Calderón, je voulais avoir des nouvelles de ma femme et savoir quand je pourrais venir. 

  • Quelle chambre ?
  • 205 ? Mme Calderón, Pilar. Elle est entrée…
  • Oui, je vous demande un instant, Monsieur, l’anesthésiste vous a appelé plus tôt ce matin. Mais il n’a pas réussi à vous joindre.
  • Oui, mon téléphone est en panne, apparemment. L’orage, sans doute…
  • Ah, je vois, un instant, je vais vous passer quelqu’un.

Diego dut attendre un autre long moment. Ses voisins semblaient marquer un agacement masqué de politesse quand enfin son interlocutrice le reprit en ligne :

« Monsieur Calderón ? Vous êtes toujours là ?

  • Oui ?
  • Merci d’avoir patienté. Le Dr Güell souhaiterait vous parler de vive voix. Pourriez-vous venir à l’hôpital dans la matinée ?
  • Il est arrivé quelque-chose ? souffla Diego, la gorge nouée.
  • Je ne peux pas vous répondre, Monsieur Calderón. Le Dr Güell vous expliquera…

Diego, mort d’inquiétude, annula tous ses rendez-vous et sauta dans sa voiture. Pour la première fois de sa vie il aurait volontiers donné tout ce qu’il possédait pour échapper à cette sensation inconnue de détresse intense qui s’immisçait soudain dans sa vie. L’angoisse, irrépressible, le submergeait comme une vague noire dont la force ne peut être combattue. Par deux fois, il évita de justesse un accident sur la route qui le menait à l’hôpital. Il se gara comme il put, et courut jusqu’au service. L’anesthésiste vint rapidement et le reçut dans une petite pièce seulement meublée d’une table et de trois chaises en bois clair :

« Je suis le Docteur Güell. Asseyez-vous. Je suis navré, Monsieur Calderón… J’ai une triste nouvelle à vous annoncer. Votre épouse a eu des complications pendant la nuit. Nous avons fait tout ce que pouvions, mais elle est décédée à 1h34 ce matin. »

Un silence assourdissant s’en suivi. Diego demeurait stupéfait, la bouche à demi ouverte, pétrifié.

« Monsieur Calderón ? Monsieur Calderón ? Vous m’entendez, relança l’autre toujours aussi neutre.

  • Oui, donc, quand pourrai-je la voir ?
  • Monsieur Calderón ? Vous m’avez compris ? Votre épouse a eu des complications…
  • Oui, oui, mais quand pourrai-je venir ? »

Le médecin dut se répéter plusieurs fois avant que son interlocuteur n’accepte vraiment de comprendre ce qu’il lui disait. Quand il quitta l’hôpital, Diego regarda autour de lui. Aucune larme ne lui vint. Il aurait pourtant aimé s’effondrer, tomber foudroyé par la violence de la nouvelle, mais cette tragédie ne le laissait qu’hébété, avec pour toute sensation la solitude, une solitude immense et soudaine, comme un gouffre sans fond dans laquelle sa vie avait basculé et tombait dans un mouvement qui n’aurait pas de fin. Jamais encore il n’avait réalisé ce que pouvait être l’absurdité, mais cette sensation s’imposait à lui avec prégnance.

À son retour chez eux, les objets de leur quotidien s’exposaient avec une grâce ordonnée et élégante. Leurs surfaces polies reflétaient la lumière crue de la mi-journée comme s’ils produisaient eux-mêmes quelque lumière. Il les observa un long moment, passant de l’un à l’autre comme s’il les découvrait, mais distraitement, en posant sur eux un regard vide. Sans vraiment formuler la chose il se demandait pourquoi diable il avait acquis tel ou tel bibelot hors de prix quelque semaines ou quelques mois seulement auparavant. Rien de tout ce qui l’entourait n’avait plus de signification. « Que de temps passé à choisir tous ces objets pour les revendre, en racheter d’autres ! » se dit-il. Il lui parut évident qu’il avait gâché tant d’heures dont la somme représentait des mois, des années peut-être, consacrées à la recherche d’un vain contentement des sens, d’une apparente opulence, devenue subitement dérisoire. Oppressé, il finit par ressortir. Il repartit pour l’hôpital où il put voir le corps sans vie de son épouse. Le visage de Pilar était étonnamment serein. Elle semblait dormir. Comme dans la matinée, aucune larme ne vint à Diego. Et pourtant, que n’aurait-il pas donné pour pleurer cette femme qu’il avait aimée et avec laquelle il avait construit une vie que tous leur enviaient.

L’enterrement eut lieu rapidement. L’occasion pour Diego de revoir quelques membres de sa famille et celle nettement plus nombreuse de Pilar.  En trois jours la vie de Diego s’était transformée radicalement. Il reprit le travail avec soulagement.

Après quelques semaines d’hésitation, Diego résolut de vendre la maison. Il ne se voyait pas vivre seul dans ces lieux où le moindre centimètre carré lui rappelait Pilar. La vue des meubles eux-mêmes lui semblaient une torture qu’il n’avait aucune envie de s’infliger. La situation et la qualité de la maison permit une vente facile et rapide. Dès la fin de l’été il trouva une autre maison, à peine plus petite, une bonne affaire au dire de l’agent immobilier. La maison, très récente, ne manquait pas d’un certain cachet contemporain, et Diego s’était décidé sans l’ombre d’une hésitation, comme si ce choix s’imposait à lui comme une évidence. Elle avait été édifiée sur un terrain en pente douce, dominant la méditerranée, à quelque distance de Gérone, à l’emplacement d’une ancienne maison qui tombait en ruine. En dépit des trajets quotidiens de près d’une heure auxquels sa situation astreindrait Diego, il l’acheta comptant. La veille de la signature définitive, il fit pourtant un songe étrange : il parvenait à l’entrée de cette maison, mais, dans son rêve, il s’agissait d’une vieille demeure bourgeoise en fort mauvais état et dont les volets à demi arrachés pendaient tristement aux fenêtres. Puis en passant la porte, il découvrait que le toit s’était partiellement effondré et qu’elle n’était plus habitable. Pourtant en continuant sa visite, obsédé par la colère d’avoir été dupé par des vendeurs indélicats, il réalisait que tous les meubles étaient encore là, sous les tuiles et décombres de la charpentes et de l’étage. Quand il se réveilla, il s’amusa de l’étrangeté de ce cauchemar, mais l’idée lui vint que l’agent immobilier avait été très évasif quant au motif d’une mise en vente aussi rapide après l’achèvement de la maison et surtout quant à un prix étonnamment avantageux. Il voulut en avoir le cœur net. L’agent s’étonna du caractère tardif de la question mais répondit qu’en fait, peu après la construction le couple s’était simplement séparé. La réponse cohérente suffit à Diego qui regretta un peu d’avoir posé une question dont la réponse était certainement évidente.

Au début de l’automne, Diego pourrait emménager. Tous les meubles, comme la maison de Gérone, avaient trouvé preneur. Il demanda à Esther, la sœur de Pilar, de l’aider à choisir de nouveaux meubles pour sa future maison et des conseils pour la décorer. Elle avait, pensait-il, ce même goût sûr, cette même élégance, ce même sens inné de ce qui est à la mode que son épouse disparue. Il concentra les livraisons sur une même journée, quelques semaines plus tard.

Le jour dit, un ballet de camions et de camionnettes livra tous les meubles. Des monteurs se chargèrent de l’assemblage car Diego, peu bricoleur et pris par son travail, préféra déléguer. En une semaine la maison fut intégralement meublée et arrangée, comme si elle l’avait toujours été. Il la contemplait, parfaitement satisfait de ses acquisitions. Il pouvait espérer de nouveau le bonheur. L’ombre de la solitude seule l’assombrissait. Mais après tout, il était encore jeune, en bonne santé, séduisant. Et puis, Pilar n’aurait sans doute pas voulu qu’il se morfondît dans un deuil éternel.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis son emménagement quand Diego trouva un carton non encore ouvert dans la penderie de l’entrée. Ce n’était pas un de ses cartons de déménagement ni un de ces emballages cartonnés qui protègent les objets neufs, mais plutôt une vieille boîte de réemploi. « Tiens, j’ai oublié d’en déballer une… » se dit-il avec étonnement. Il regarda d’abord l’objet sans vraiment oser l’ouvrir. La boîte scotchée avec soin ne lui disait rien. Il ne se souvenait ni d’avoir emballé ainsi quoi que ce soit, ni en avoir vu une semblable parmi le petit nombre de celles qu’il avait confiées au transporteur et qui contenaient des objets usuels. Peut-être y avait-il eu une erreur. Pourtant non, une inscription au feutre noir énonçait d’une écriture inconnue et régulière « chambre Diego ». Cette inscription sans équivoque poussa Diego à défaire le carton. A l’intérieur, soigneusement emballé se trouvait un ensemble de jouets apparemment neufs. Il entreprit d’en sortir quelques-uns. Chacun d’entre eux rappelait de vieux souvenirs d’enfance à Diego. Tous étaient identiques aux siens, à la différence près qu’ils étaient dans un état parfait comme si jamais aucun enfant n’avait jamais joué avec eux. Les jouets de Diego, identiques, avaient probablement été jetés depuis bien longtemps par ses parents et assurément il ne les avait plus revus. La réminiscence de sa prime jeunesse amusa un moment Diego qui finit par ouvrir uns à uns tous les petits paquets de papier bulle. Au fond de la boîte, même les emballages des jouets étaient là, présents et rangés méticuleusement. Il demeura médusé pendant quelques minutes, assis en tailleur dans une position enfantine entouré de jouets comme un bambin entouré de cadeau de Noël. On avait dû lui faire une plaisanterie… Mais qui pouvait savoir avec autant de précision quels avaient été ses jouets sans commettre aucune erreur. Qui d’ailleurs pouvait avoir voulu consacrer autant de temps à rassembler un ensemble de jouet qui n’étaient plus ni fabriqués, ni commercialisés depuis plus de trois décennies. Après un moment de réflexion stérile, il entreprit de débarrasser le sol de l’entrée et jeta carton et emballage à la poubelle.

Le lendemain, Diego avait oublié sa surprise de la veille. Il ne comprenait pas davantage l’objet de la plaisanterie qu’on lui avait faite mais il pensa que l’auteur inconnu finirait bien par se révéler. Au demeurant, la blague était plutôt bon enfant. Avant de partir pour son bureau, il voulut, comme chaque matin, prendre au moins un café au lait. Depuis le décès de Pilar, il avait perdu l’habitude de ces copieux petits déjeuners qui étaient leur rituel matinal. En ouvrant le placard mural de la cuisine, il fut saisi d’effroi : les verres bien rangés par ordre de taille dans un soucis d’esthétique semblaient être bien plus nombreux que la veille. Au bord du rayonnage, son attention fut attirée par des verres colorés assez épais dont il se souvenait fort bien mais dont il aurait juré que Pilar s’en était débarrassée plusieurs années auparavant au motif qu’ils étaient démodés. Ces verres, il ne les avait jamais aimés, c’était Pilar qui les avait achetés, et il les avait vu disparaître de leur maison si ce n’est avec joie du moins avec un certain contentement. C’est cette satisfaction d’une grande banalité qui lui permettait d’ailleurs de les reconnaître de manière certaine. Les aurait-il d’ailleurs achetés pour sa nouvelle maison ?  Une inquiétude sourde laissa place à la surprise. Comment ces verres avaient-ils pu se retrouver de ce placard mural ? Il était certain de ne pas les y avoir placés. Il vivait seul désormais, il n’avait pas pu oublier qu’il les avait mis là. Et d’ailleurs jamais il n’aurait placé autant de verres sur un même rayon. On avait dû s’introduire chez lui… Mais pourquoi ? Qui ? Et pour y faire quoi ? Il vérifia plusieurs fois qu’il avait bien fermé toutes les portes toutes les fenêtres, mais rien. Toutes étaient fermées, l’alarme enclenchée.

Diego imagina un instant téléphoner à la police. Mais pour signaler quoi ? Que des jouets se trouvaient dans un placard et des verres sur une étagère, mais qu’il ne se rappelait pas les y avoir rangés ? Il renonça donc à cette option. Il devait partir ; il était désormais en retard… Son trouble ne le quitta pas sur la route. Arrivé à son bureau, il l’oublia un moment. Pour Diego, après une longue matinée de travail, tout ceci n’était plus qu’une illusion née de la difficulté à surmonter la confusion qui avait suivi perte de Pilar. Il était bien fou d’imaginer qu’on avait pu s’introduire chez lui à son insu… pour y déposer des objets. Il se divertit en se demandant s’il pouvait exister un mot qui signifierait l’exact contraire d’un cambriolage. Il n’en trouva pas.

Plusieurs fois au cours des semaines suivantes, Diego fit pourtant d’étranges découvertes chez lui. Des livres tout d’abord, dont il aurait volontiers parié qu’il les avait donnés ou détruits, parfois il y a fort longtemps. Des bibelots aussi. Puis de nouveau des jouets à la cave. Il ne passait guère de jours sans qu’il ne fasse de nouvelles découvertes. Plusieurs fois encore il vérifia lui-même le système d’alarme, et finit par le faire diagnostiquer par l’installateur, sans oser donner le véritable motif qui l’avait fait douter de son bon fonctionnement. Après des tests d’efficacité, il apparut certain que le dispositif fonctionnait à merveille et que toute intrusion déclencherait à coup sûr un vacarme assourdissant. Le technicien demanda à Diego ce qui l’avait inquiété. Il n’osa pas davantage avouer la vérité et se contenta de donner une vague explication hésitante qui impliquait nécessairement une négligence de sa part. Le professionnel montra une nouvelle fois le processus d’enclanchement de l’alarme à Diego qui l’écouta distraitement avec la désagréable sensation d’être regardé comme un simple d’esprit.

En octobre, le rythme de ses découvertes quasi quotidiennes n’avait pas baissé. Il avait résolu de stocker ses découvertes à la cave et d’apposer sur chaque objet des étiquettes portant la date de leurs trouvailles. Plusieurs cartons étaient désormais remplis. Un matin, il lui sembla évident qu’il devait avoir un grave problème de mémoire. Avant de consulter, il s’en ouvrit à plusieurs proches, dont Esther, qui rit d’abord avec tendresse de ses inquiétudes puis le rassura avec gentillesse. Le choc consécutif à la perte de sa sœur, et sans doute l’absence d’extériorisation de sa souffrance, avait peut-être entrainé quelque traumatisme chez Diego, pensait-elle. Diego avait toujours eu peur des psychiatres, mais elle lui conseilla plutôt une bonne thérapeute, Paulina Lloris l’amie d’un cousin, « une femme très humaine » assura-t-elle. La première consultation eut lieu rapidement, grâce à la recommandation d’Esther. La psychologue était en effet une personne aussi sympathique que bienveillante, et elle orienta elle-aussi d’emblée son diagnostic vers la catégorie des troubles de la mémoire. La description circonstanciée des faits ne lui laissait guère de doute quant à l’origine du problème pour lequel Diego était amené à consulter. Pourtant le patient n’était pas vraiment convaincu. Il avait beau tenter de se persuader que seule une défaillance de sa mémoire pouvait expliquer la réapparition inexpliquée de tous ces objets, il avait la certitude d’avoir un souvenir précis de l’élimination de nombre d’entre eux au cours des années. D’ailleurs, le diagnostic de la thérapeute n’élucidait pas le mystère de l’état rigoureusement neuf de livres anciens, ou a fortiori de jouets d’enfance dont ses parents ne pouvaient que s’être débarrassés.

La liste des objets réapparus ne cessa de s’allonger encore au fil des mois qui suivirent. Un matin de novembre, à son réveil, Diego eut un choc. Dans l’entrée, à côté d’un guéridon qu’il venait d’acquérir se trouvait celui de la maison de Gérone. Aucun doute n’était cette fois possible. Il sentit sa raison vaciller. Un frisson de terreur le parcourut avant de le glacer. Il demeura pétrifié. Au bout de longues minutes il osa s’approcher du petit meuble de métal. Il le reconnaissait jusque dans ses moindres détails y compris une très légère asymétrie qu’il n’avait pas remarquée lors de son acquisition. Il avait tenté de le faire reprendre par le magasin mais en vain car il s’agissait d’une pièce unique et artisanale. Il s’approcha craintivement. Oui, il s’agissait bien de ce même meuble mais les petites rayures de la tablette de verre que les clefs avaient creusées n’étaient plus là. Il était comme neuf.

Diego tenta de se reprendre. Il exposa cette nouvelle découverte à sa thérapeute qui se contenta de répondre par un sourire énigmatique. Elle non plus ne parvenait pas à s’expliquer ce que son patient lui narrait. Elle suggéra qu’une personne de confiance avait pu vouloir lui faire une mauvaise plaisanterie, mais sans vraiment y croire.

« Êtes-vous bien certain de ne pas avoir donné le code de votre alarme à une proche ? » demanda-t-elle, incapable de trouver une explication rationnelle.

  • Oui absolument certain.

Un silence insupportable s’en suivit. Elle scrutait le visage de Diego en tentant d’y détecter un indice.

  • Là, Monsieur Calderón, j’avoue ne pas vraiment savoir quoi vous répondre… Finit-elle par confesser. Je… Non, là je ne sais pas. Mais il doit bien y avoir une explication logique. Vous… Vous êtes sûr que…
  • J’ai l’impression de devenir fou ! Depuis que je suis dans cette maison, les objets se multiplient. Ils reviennent comme un boomerang.
  • Oui, oui j’ai bien compris mais enfin… Non Monsieur Calderón, vous n’êtes pas « fou » mais les objets ne peuvent pas… se reproduire…
  • Non ! Certes ! Mais… De plus il s’agit d’objets que j’ai déjà possédés. Qui réapparaissent, comme s’ils étaient neufs !
  • Mais Monsieur Calderón, des meubles, des jouets, des outils ou je ne sais quoi ne réapparaissent pas par l’opération du Saint-Esprit ! Il faut bien que quelqu’un vous les apporte… ou que vous-mêmes les achetiez, non ? Vous ne vous rappelez pas les avoir acquis ?  
  • C’est tout le problème ! Madame Lloris ! Aidez-moi, je vous en prie. Je vais devenir fou.
  • Je… Je vous le répète vous n’êtes pas « fou », mais… Je dois vous poser une question. Vous prenez des médicaments ?
  • Mais non !
  • Je suis désolée mais vous êtes sûr ? De l’alcool ? Ou des stupéfiants ?
  • Non, enfin si, comme tout le monde.
  • C’est vague… Vous savez…
  • Non, Madame Lloris. Je n’ai jamais pris de drogues dures. Enfin, si, peut-être de la cocaïne une ou deux fois étant jeune, et puis il m’arrive encore de fumer un joint de temps à autre en soirée. Quant à l’alcool… Un verre le soir et encore… Pas tous les soirs !
  • Je vois. Je réserve mon diagnostic. Si vous êtes absolument certain que personne ne peut accéder chez-vous à votre insu…
  • Oui ! je me tue à vous le dire…
  • Bien. Je préfère vous adresser à un collègue. J’avoue humblement que tout ceci dépasse ma compétence. En fait, je vous suggère plutôt d’aller consulter un psychiatre. Je ne veux pas avancer une hypothèse dans l’instant. Sans doute pourra-t-il mieux que moi vous aider à trouver une explication rationnelle. »

Diego ressortit, atterré. Il avait plus encore la détestable impression de sombrer dans la démence. Il appréhendait l’idée d’un retour chez lui. Quand il arriva tout semblait normal. Pas de nouveau meuble, pas de nouvel objet. Il inspecta chaque pièce, puis chaque rangement chaque tiroir. Rien de suspect. Soulagé, il alla prendre une douche. Il demeura longtemps sous l’eau froide qui rafraichissait son corps comme ses pensées. L’apaisement vint enfin. Il y avait une explication, forcément. La nuit était déjà tombée. Il pensa aller se coucher mais il était persuadé qu’il ne parviendrait pas à trouver le sommeil tant les émotions de la journée l’avaient bouleversé. Il n’avait pu qu’à grand peine travailler.  Il imagina qu’après tout, il lui serait possible de s’assurer par lui-même de l’absence d’intrusion en demeurant éveillé toute la nuit. C’était un vendredi, il n’irait pas au bureau le lendemain, les conditions était optimales. Il prit plusieurs cafés pour ne pas courir le risque de s’endormir, puis parcourut les pièces à pas de loup, attentif au moindre bruit. Plusieurs fois il pensa avoir entendu quelque chose. Mais non. Rien.  Au petit matin rien ne s’était produit.

Un peu rassuré, il avala un café et prit la décision de se débarrasser des cartons et du guéridon. Il descendit à la cave d’un pas décidé. Arrivé en bas des maches, il fut saisi de stupeur. Devant les cartons qu’il avait constitués jusque-là, d’anciens appareils électro ménagers, tous apparemment neufs et des centaines, peut-être des milliers de paquets de cigarettes soigneusement empilés dans un coin sombre encombraient le sous-sol. Diego terrorisé ressortit en courant. La folie le guettait, cette fois c’était certain. Ou même sans doute avait-il déjà sombré profondément. Esther était là devant le portillon.

« Ah Esther, c’est toi ? Tu es là depuis longtemps ?

  • Salut Diego, excuse-moi je t’ai fait peur ? Tu as l’air si effrayé.
  • Non, non, j’ai mal dormi.
  • Il faut que tu prennes soin de toi.
  • Oui je… Enfin oui, tu as raison.
  • Je m’inquiétais, tu sais. Tu ne sors plus, tu vis en reclus. Pilar aurait n’aurait pas voulu que tu te laisses aller ainsi, tu le sais sans doute encore mieux que moi…
  • Oui, tu as raison.
  • Eh oui, j’ai raison. Aller !
  • Mais qu’est-ce que tu fais là de si bonne heure ?
  • Je passais. Je viens chercher une amie. On va à Barcelone, histoire de faire un peu de shopping. Mais, tu la connais : Llorença.
  • Llorença ?
  • Oui, vous vous êtes déjà vus, oh, il y a longtemps, chez mes parents. On était au lycée ensemble.
  • Non, je ne m’en souviens pas.
  • Ah oui ? Eh bien elle se souvient de toi ! Répondit-elle enjouée. Tu ne me fais pas rentrer ? Je n’ai pas encore vu ta nouvelle maison !
  • Euh… Pardon. Si, si, entre, je manque à tous mes devoirs…
  • Oh, très joli intérieur !
  • Tu y es pour beaucoup, Esther !
  • Merci, mais c’est bien agencé, et, la maison est vraiment belle. Un peu froid peut-être. Manque une touche féminine.
  • Merci ! J’ai essayé de choisir comme Pilar l’aurait fait, elle avait tant de goût. Mais tu as raison. On sent l’absence de note féminine, bien sûr.
  • Oui… Mais au fait, alors ? Tes fameux objets envahissants ? C’est plutôt dépouillé. Comme Pilar et toi aimiez…
  • Euh… Oui c’était sûrement ma mémoire qui me jouait des tour… Là je crois que ça va mieux.
  • Tu as vu le psy qu’elle t’a conseillé.
  • Non, plus besoin. C’est fini.
  • Ah ? Bon, super, j’en suis vraiment heureuse. En fait, Paulina m’a téléphoné hier soir… Je te l’avoue, j’étais un peu inquiète.
  • Non, ça va, te dis-je. Tu es venue pour ça ?
  • Un peu, oui, mais je voulais aussi te parler d’autre chose.
  • De quoi ?
  • De qui plutôt ? De Llorença. Voilà : sans vouloir jouer les entremetteuses… »

Esther lui expliqua que depuis longtemps Llorença avait le béguin pour lui. Mais elle le savait marié et heureux. Par la suite, elle-même s’était mariée puis avait rapidement divorcé. Aujourd’hui ils étaient libres tous les deux et aussi peu faits l’un que l’autre pour une vie solitaire. Elle les aimait tous les deux et était sincèrement persuadée, peut-être à juste titre, qu’ils s’entendraient aisément.

Quand Esther le quitta, il s’était laissé aller à l’espoir et avait oublié l’obsédant envahissement qui ne tarda pourtant pas à s’imposer de nouveau. Il oublierait ce cauchemar, et recommencerait une nouvelle vie. Un élan d’exaltation lui permis d’effleurer à nouveau le bonheur. « Oui, tout est de nouveau possible » se dit-il. « Je ne peux pas demeurer ainsi. Esther a raison, bien sûr ! » Il lui semblait néanmoins primordial d’éliminer ses « découvertes ». Il lui fallait décidément de se débarrasser de tout. Sans tarder il se mit en quête d’une camionnette de location et d’une déchetterie. Bien que l’idée lui traversât l’esprit, il se refusa à vendre quoi que ce fût tant sa crainte était grande de voir toutes ces choses rapportées chez lui. Il voulut rire de sa peur, tant elle était irrationnelle, mais la panique des jours précédents l’empêchait d’envisager la situation avec humour ou dérision. L’organisation prendrait assurément plusieurs jours, il verrait bien si le phénomène continuait. « Le phénomène ? » se dit-il, « Quel phénomène ? Tu déraisonnes ! Diego, il faut que tu te ressaisisses. Tout cela n’a aucun sens ! Aucun objet n’apparaît spontanément ! Et tu as déjà vu des gens qui remplissent la maison d’une autre personne ? »

Le dimanche au réveil, après une nuit blanche il descendit l’escalier avec appréhension. Il observa attentivement le salon. Rien n’avait changé. Un peu rassuré il descendit à la cave, fouilla fébrilement le capharnaüm amoncelé là en quelques jours, mais rien n’était venu s’y ajouter. Un peu rassuré, il remonta. Le soleil matinal baignait la vaste pièce épurée. Non décidément il avait été bien fou de croire qu’une fois encore « on » lui aurait amené quelque objet !

Les jours qui suivirent, il ne remarqua plus rien de particulier. Le « phénomène » paraissait avoir disparu. Sans doute le décès de Pilar l’avait-il secoué. Mais il allait mieux. Bien sûr, ça n’expliquait pas tout, mais apparemment son trouble était passé, comme il était apparu. À la fin de la semaine suivante, il put éliminer comme prévu tous ces objets dont la présence l’avait tant bouleversé. À la déchetterie, il veilla bien à ce que personne ne puisse récupérer quoi que ce soit. Bientôt, il n’y pensa plus.

Diego et Llorença se rencontrèrent. Le jeune veuf et la jeune femme divorcée se plurent tout de suite, au grand ravissement d’Esther. Ils se virent plusieurs fois et se rapprochèrent rapidement. À la fin de l’année, ils étaient si proches que le projet d’un remariage devenait une évidence. En décembre, Diego invita Llorença dans sa maison. Elle était heureuse, et lui aussi. Cette maison spacieuse et sobre serait bientôt leur nid commun. Llorença resta chez Diego toute la nuit pour la première fois. Tous deux revivaient après des mois très difficiles et ils accueillaient ce bonheur neuf avec gourmandise. Au matin, les amants délassés se réveillèrent insouciants et joyeux. Diego voulu préparer un petit déjeuner pour Llorença. Elle l’attendrait au lit et ils le prendraient ensemble dans la grande chambre blanche et grise. Il descendit vêtu de son peignoir, le cœur léger. Il fit un café, pressa des oranges, et ouvrit la porte du placard mural vitré. Ce qu’il vit le glaça. Sur chaque rayonnage de verre les tasses s’étaient multipliées, soigneusement empilées. Il remarqua immédiatement un mug sur lequel deux petits lapins dessinés tiraient une banderole portant son prénom. Ce mug, il l’aurait reconnu entre mille. Il lui avait été offert par sa mère à l’âge de quatre ans, quand il avait eu la rougeole. Il était là, neuf, posé sur d’autres tasses dont il n’avait pas de souvenir très précis, mais qui ne lui étaient pas étrangères et dont il était certain qu’elles n’étaient pas là la veille. Les membres glacés, il courut à la cave : tous les cartons, les appareils électro ménagers, les paquets de cigarettes, tout ce dont il avait veillé à se défaire était là, devant lui, ordonné, et neuf. Il referma la porte en tremblant.

« Diego ? Eh bien ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu viens ?

  • Oui, j’arrive, marmonna-t-il d’une voix faible.
  • Il y a un problème ?
  • Non, non.
  • Tu veux que je vienne t’aider ?
  • Non, non ça va, j’arrive !

Llorença s’était levée et s’apprêtait à descendre l’escalier. Elle aperçut Diego, immobile au centre de la pièce. En sentant sa présence il leva vers elle des yeux terrorisés.

  • Diego ? Qu’est-ce qui t’arrive. On croirait que tu as vu un revenant.

Il demeura muet un instant avant de marmonner

  • Tu ne crois pas si bien dire…

Llorença fit mine de rire.

  • Ouuuh ! fit-elle en dévalant l’escalier en riant, imitant un fantôme, couverte du drap dont elle s’était enrobée, et arrivée en bas, elle se colla langoureusement à lui. Alors, tu as vu un revenant… Tu me le montres, ton revenant ? Je suis sûre que je peux le ressusciter, moi…
  • Je n’ai pas envie de rire. Non, je n’ai pas vu un fantôme mais… dit Diego très sérieusement.
  • Arrête Diego, là tu n’es plus drôle, interrompit la jeune femme en recouvrant son corps en partie dénudé…
  • Llorença, viens voir, je t’en prie, insista Diego avec des yeux inquiets.
  • Tu me fais peur.
  • Viens ! regarde dans le placard ! Tu étais avec moi dans la cuisine hier soir ! Regarde !

Llorença regarda, interrogative.

  • Oui ? Et ?
  • Tu ne remarques rien ? Tu ne vois pas les tasses ?
  • Si, je vois des tasses, en effet, répondit-elle en se forçant à rire.
  • Il y en avait peut-être deux fois moins hier soir ! Et ça ? C’était ma tasse quand j’étais gamin ! Je l’ai cassée un jour où j’étais en colère, j’avais peut-être douze ou treize ans ! Elle ne peut pas être là ! Ce n’est pas possible !
  • C’est une tasse fantôme, alors ? plaisanta Llorença.
  • Tu trouves ça amusant ? demanda Diego d’un ton glacial.
  • Arrête Diego, tu es carrément flippant, tu n’es vraiment plus drôle, là ! À quoi joues-tu en fait ?
  • Je t’assure, les tasses se sont multipliées cette nuit, tu l’as vu comme moi d’ailleurs !
  • Mais je n’en sais rien, moi ! Tu crois que j’ai fais attention à ce qu’il y a dans tes placards !
  • Et mon mug alors !
  • Quoi ? Ce truc avec les lapins ? Je n’en sais rien moi ! Arrête, tu me fais peur !
  • J’ai l’impression de devenir fou ! Depuis des mois il y a des objets de mon passé qui réapparaissent, tous les jours maintenant. C’est une horreur ! regarde toutes ces tasses !
  • Non, là tu me fais trop peur, je te préviens, je m’en vais… Je ne sais pas ce qui se passe, mais…
  • Reste s’il te plaît ! Je vais te montrer la cave ! Il faut que tu m’aides !
  • Non ! Non ! Je suis désolée, mais non, là, je ne peux pas.

Diego saisit fermement le poignet de Llorença et l’entraina dans l’escalier sombre au mépris des protestations de sa jeune femme. Parvenu au bas, la porte de la cave était fermée à double tour. Il dut en chercher la clef dans sa poche.  Llorença profita de ce bref répit pour se dégager vigoureusement puis remonta l’escalier. Elle réapparut presqu’aussitôt vêtue à la hâte en tenant à la main ses escarpins. Elle n’avait pas même pris le temps d’enfiler son collant en dépit de la température hivernale.

  • Ne pars pas comme ça, Llorença, je t’en prie.
  • Non, Diego il faut que j’y aille, on se revoit plus tard, d’accord ? répondit la jeune femme en conservant autant de distance que possible.
  • Reste ! Llorença !

Il tenta de nouveau de la retenir par le bras mais elle le repoussa violemment !

  • Non, désolée, il faut vraiment que j’y aille de toute façon. Et puis, franchement, je ne sais pas si c’est une sorte de plaisanterie mais tu me fais trop peur ! Esther m’avait prévenue que tu étais un peu bizarre depuis la mort de Pilar, mais là, c’est la première fois qu’on me fait ce coup-là ! 

Elle ne put s’empêcher d’ajouter en partant à voix basse :

« Tu n’es pas un peu bizarre, tu es complètement dérangé, mon pauvre Diego… et même pervers, oui. »

Llorença partie, Diego retourna à la cave avec l’espoir que tout aurait de nouveau disparu, mais non, tout était là. Il remonta dans la chambre. La commode de la maison de Gérone avait complété d’ameublement. Cette fois le phénomène s’était produit en plein jour, en quelques minutes seulement, puisqu’elle n’était pas là quand il était descendu. Il tomba à genoux, la gorge nouée.

« Mais qu’est-ce qui m’arrive ! sanglota-t-il. Puis s’adressant au ciel, les yeux rivés au plafond il s’écria : mon Dieu, aidez-moi, je vous en supplie ! »

Il resta là un long moment, prostré, à observer du coin de l’œil le gros meuble de bois clair aux formes arrondies sans pouvoir le fixer plus de quelques secondes. Il lui semblait qu’il était doté d’une sorte de vie et que lui aussi le regardait d’yeux imaginaires. Une grande confusion le paralysait. Il finit par se résoudre à s’habiller et, désireux de fuir la maison, il partit dans les rues du village puis entra dans l’église dans l’espoir confus d’y trouver une aide. Il n’avait sans doute pas prié depuis son enfance mais espéra, sans tout à fait se l’avouer, qu’une sorte de miracle se produirait. L’office dominical avait déjà commencé. Il s’assit au fond de la petite église et s’amusa à détailler le maître-autel churrigueresque qui écrasait la petite nef de l’abondance de ses ornements dorés. Il avait toujours eu horreur de ce style surchargé, mais trouvait une sorte de réconfort dans l’observation des entrelacs des motifs végétaux qui couvraient les colonnes torsadées. Les chants religieux qu’il exécrait en tant qu’athée affirmé lui apportaient un apaisement étonnant, comme un envoûtement. Il assista passivement à toute la messe, puis sortit sur le coup de midi. Pendant les fêtes il partit chez Esther qui avec son mari l’avaient invité avec une sorte de compassion sincère quoiqu’un peu condescendante.

Au cours des premières semaines de l’année suivante, le phénomène ne cessa plus de s’amplifier et alla s’accélérant. Chaque matin, d’abord puis presque à chaque changement de pièce, l’intérieur de la maison se remplissait. Tous les objets de sa vie resurgissaient du néant, opiniâtrement. Diego fit encore quelques tentatives d’en détruire certains mais ils réapparaissaient quelques heures, quelques jours ou quelques semaines après, souvent à l’endroit même ou il les avait découverts. Au printemps, la maison aux beaux volumes épurés fut tant encombrée qu’un visiteur eût pu penser que Diego était atteint du syndrome de Diogène. Du beau salon lumineux, il ne demeurait qu’un étroit couloir sombre dont les parois étaient faites de boîtes non ouvertes, encore dans leur blister, et de meubles au styles variés qui auraient pu constituer l’embryon d’un musée du Design. A l’étage de même, Il ne put bientôt plus entrer dans la chambre d’ami, ni dans la salle de bain, et même les toilettes étaient quasi inaccessibles. Diego parvint à conserver un temps un étroit cheminement jusqu’à son lit mais dut à plusieurs reprises débarrasser cette couche où il espérait chaque nuit trouver un sommeil consolateur. Même la cuisine devint finalement inaccessible. N’arrivant plus ni à dormir ni à accomplir les tâches les plus élémentaires du quotidien il dut se rendre à l’évidence, si aucune explication rationnelle n’était possible, rien ne pouvait plus empêcher le phénomène de progresser. L’extrême fatigue qui en résulta finit par l’empêcher finalement d’exercer sa profession et sans aucune explication, il ne reparut plus à son bureau. Les rappels téléphoniques d’abord puis les courriers demeurèrent vains. Diego avait fermé tant bien que mal tous les volets roulants mais plus aucune commande n’était désormais accessible.  La maison, entièrement close, laissait à penser que son occupant était parti en vacances. Esther et son mari vinrent plusieurs fois, inquiets de n’avoir plus aucune réponse. La maison qui demeurait silencieuse les fit rebrousser chemin. Comme Diego ne répondait plus au téléphone, Esther, d’abord persuadée qu’il s’était réfugié dans quelque endroit paradisiaque, déplora son manque de gratitude. Son mari, qui ne l’avait jamais sincèrement apprécié se contenta d’un simple « Je te l’avais bien dit que c’est un égoïste ! Je n’ai jamais compris ce que ta sœur trouvait à ce type. »

Près de deux mois s’étaient écoulés quand Esther, très inquiète, se décida à déclarer à la police sa disparition. Une patrouille se rendit sur place. La boîte aux lettres débordait de courrier. Les deux policiers sonnèrent, puis firent le tour de la maison par le jardin. Tous les volets étaient abaissés, l’herbe avait poussé et la piscine était vide. Ils frappèrent néanmoins par acquis de conscience à la porte d’entrée. L’un des deux hommes eut l’idée de regarder par la petite fenêtre du garage. La voiture était là. Après une hésitation, il consulta son supérieur qui lui ordonna d’entrer avec l’aide d’un serrurier et l’assistance des secours.

On entra. L’alarme se mit à hurler et il fallut plusieurs minutes pour parvenir à arrêter le vacarme assourdissant. La maison avait retrouvé ses beaux volumes et son ordre épuré. Les meubles choisis par Esther lui donnaient ce cachet, à la fois froid et élégant, que Diego aimait tant. Une fine pellicule de poussière montrait qu’aucun ménage n’avait été fait depuis plusieurs semaines. On inspecta chaque pièce. Enfin on ouvrit la chambre de Diego. Il était là, allongé en chien de fusil, mort. Son cadavre desséché ressemblait à une momie.

Une enquête eut lieu : aucune trace d’agression, d’effraction ni même d’intrusion.  On interrogea ses proches, ses amis, tous les témoignages s’accordèrent quant à l’étrangeté du comportement de Diego après le décès de son épouse. Une enquête auprès du voisinage révéla qu’à l’emplacement de la maison de Diego s’élevait autrefois la vaste maison d’une famille de notable dont le dernier rejeton était atteint du syndrome de Diogène. Le malheureux, devenu incapable de travailler avait passé les dernières années de sa triste existence, cloîtré et seul dans sa maison natale qui, peu à peu, était devenue fantomatique. Il y avait fini enseveli par l’effondrement de la toiture rongée par les xylophages et sous l’incroyable capharnaüm qu’il avait amassé. Les voisins immédiats établirent un parallèle entre ce décès et les anciens occupants :

 « Ce qui est curieux, c’est que le propriétaire précédent, celui qui a fait construire la maison actuelle, était aussi bizarre que ce M. Calderón. Enfin… paix à son âme, le pauvre !

– Que voulez-vous dire par « bizarre » demanda l’enquêteur perplexe.

– Comment vous expliquer ? Il prétendait que des gens entraient chez lui pour y apporter des choses… Sa pauvre femme a préféré partir, tellement il lui faisait peur. Ils ont vendu justement à cause de leur rupture. Je crois qu’il est parti en Amérique du Sud.

La grand-mère de la voisine s’empressa d’ajouter :

« Vous n’y entendez rien, elle était maudite, cette maison. Cet horrible cube de béton aura hérité de la malédiction

– Arrête, maman avec ces racontars ridicules, interrompit la voisine. »

Les vagues similitudes entre les témoignages d’Ether ou de la psychologue quant aux propos étranges de Diego et l’état de santé psychique de cet autre homme mort plusieurs décennies auparavant ou de celui de son vendeur ne parurent pas très probantes aux yeux du magistrat. L’enquête scientifique conclut à une mort naturelle, due à l’épuisement. L’avis du légiste autorisa la justice à classer l’affaire sans suite.

A l’enterrement, au hasard des conversations, on révéla à Llorença un détail étrange qui la troubla. La main du cadavre de Diego tenait une tasse d’enfant dont le décor, peint à la main, représentait deux lapins tenant un ruban sur lequel était inscrit : « Diego ».

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