L’Envol des Mots

Philippe Béhin-Stroud, écrivain public.

Scarface, made in Germany.

Réminiscence d’une gravure ancienne vue dans mon enfance montrant des étudiants se battant à l’épée sur les rives du Neckar, il n’est pas une fois où je passe à Heidelberg sans que me vienne en tête l’étrange coutume de certaines corporations d’étudiants (en allemand Studentenverbindungen)*, sorte de rite sportif aux apparences de duel à l’épée : la Mensur ou plus précisément la Bestimmungsmensur **. La vieille ville universitaire était en effet connue pour être un des hauts lieux de cette pratique, sorte de combat à l’épée, réglementé d’une manière précise, dont le but est moins la victoire que la démonstration du courage et de la maîtrise de soi. Son apparition en tant que telle ne remonte qu’à 1850 même si son origine remonte au début du XVIème siècle.

Mais de quoi s’agit-il ? Plus réglementée encore que l’escrime (Fecht), dont elle se distingue aussi bien par la technique que par le but, la pratique est réservée aux membres de Studentenverbindungen lesquelles s’affrontent lors de rencontres (Partien), divisées en un nombre variable de manches (Gänge), et encadrées par des règles strictes édictées dans un règlement nommé Fechtcomment, lequel varie d’une région à l’autre au sein de cercles d’arme (Waffenring). Armés de longues épées aux formes caractéristiques appelées Schläger (dont deux types coexistent, Glockenschläger commune à l’ensemble du pays et Korbschläger, sorte de rapière  plus courante à l’est), les duellistes principaux appelés Paukanten de deux Studentenverbindungen différentes doivent se mesurer. Chacun des adversaires est assistés de deux Sekundanten, désignés en début de rencontre par l’Unparteiisch, arbitre impartial qui ne peut faire partie d’aucune des deux Studenten-verbindungen en présence. Cet arbitre veille au respect du Fechcomment. Le Sekudant, qui est le seul interlocuteur éventuel de son Paukant, guide celui-ci en donnant le commandement du début et de l’arrêt du combat. Il veille au plus près à ce que le combat se déroule dans de bonnes conditions et notamment à ce qu’aucun des participants ne se désavantagé. En cas de problème, il en réfère à l’Unparteiisch qui tranche le différend.

D’autres personnes jouent aussi un rôle secondaire mais indispensable lors des Partien.

– Le Testant, qui veille également au maintien en parfait état des Schläger et des protections. Avant chaque manche il doit désinfecter les lames. Il supervise aussi la régularité du combat et peut soumettre des questions à l’Unparteiisch.

– Un médecin (Paukarzt en Allemagne ou Bader en Autriche) qui soigne les blessures des Paukanten (ou des autres participants en cas d’accident) et qui dispose du droit d’arrêter le combat si une blessure l’exige.

– Le Schleppfuchs, lequel s’occupe de tenir l’arme entre les Gänge et de veiller à ce que personne ne soit blessé.

– Le Protokollführer qui consigne les résultats de la Mensur. Il écrit l’« histoire » de la pratique.

– Des spectateurs des Studentenverdindungen appelés Spektanten

Les protections corporelles portées par les participants sont très efficaces. Elles couvrent tout le corps (protections de cuir ou Kevlar, gants, cotte de maille, etc.) et les yeux (Paukenbrille ou Mensurbrille) mais laissent traditionnellement le visage découvert.

L’affrontement est très statique puisque l’esquive est interdite. Les deux Paukanten, toujours de forces comparables, se tiennent à une distance précise. Ils ne doivent pas reculer même en cas de blessure, du moins légère. Ce sont les Sekundanten (ou le médecin) qui peuvent arrêter la Partie.

Le but de la Bestimmungsmensur peut sembler paradoxal. Loin du duel dont on sort gagnant en vainquant l’adversaire, c’est en démontrant son courage et la maîtrise de ses émotions que le Paukant se distingue. Ces qualités mises en avant confèrent un prestige certain à celui qui en fait preuve parmi les pratiquants. En résulte un sentiment d’appartenance à une fraternité renforcée.

Au XIXème siècle en jusqu’au début du XXème siècle, nombre d’hommes affichaient fièrement des balafres, témoignage de leur courage. Ces cicatrices à l’esthétique douteuse étaient dans la plupart des cas le résultat de plaies au visage causées lors de ces affrontements. Dans l’Allemagne romantique puis impériale elle étaient la preuve de la capacité à se maîtriser de celui qui les arborait. Bien qu’il fût interdit de s’infliger soi-même de telle blessures, de jeunes Allemands, envieux de l’aura qu’assuraient ces preuves de courage y compris dans le reste de la société, n’hésitaient pas à s’entailler eux-mêmes tant le port de ces cicatrices au visage (Schmiss) paraissait prestigieux.

Carte postale de Heidelberg, début du XXème siècle.

Cette tradition fut interdite par le régime national-socialiste, qui était soucieux de prendre le contrôle de toutes les organisations civiles (tels les syndicats mais aussi les sociétés étudiantes) pour y imposer sa conception philosophique du monde (NS-Weltanschauung). Après guerre, elle n’a jamais retrouvé son succès antérieur mais elle est réapparue de manière relativement marginale en Allemagne et en Autriche notamment. L’Allemagne fédérale leva en effet l’interdiction en 1953 sous la pression des sociétés étudiantes et à la suite d’une procédure judiciaire dirigée contre des étudiants de Göttingen (Göttinger Mensurenprozess). La prohibition sous peine de poursuites demeura en revanche en vigueur en Allemagne de l’Est car la Mensur y était considérée comme une marque de l’esprit bourgeois (voire aristocratique) et, partant, contraire aux valeurs de l’Arbeiter-und-Bauern-Staat. Le procès de Göttingen a rétabli la légalité de la pratique comme une sorte de sport traditionnel en écartant la qualification de duel à laquelle elle fait bien évidemment penser, considérant que les protections corporelles évitent le risque d’homicide ou de blessures trop importantes.

Les progrès de la médecine, quant à eux, ont limité les séquelles qui seraient sans doute bien moins prisées qu’autrefois.

Aujourd’hui la Mensur existe toujours de manière assez confidentielle. Sport, duel, rite de cohésion estudiantin, anachronisme, ou témoignage d’une nostalgie d’un germanisme disparu, la Mensur est un sujet clivant. Le caractère rigoureux de règles, l’interdiction faite aux femmes d’y participer, le rejet d’étudiants étrangers, le relatif secret qui entoure les rencontres, tout pousse ses détracteurs à considérer la pratique comme désuète, barbare, confusément militariste, voire liée à des idées d’une droite radicale (nonobstant l’interdiction précitée entre 1933 et 1945 et l’hostilité avérée du régime national-socialiste*** pour les organisations étudiantes). Ses zélateurs au contraire mettent en avant une tradition sui generis, formidable outil de cohésion et de dépassement de soi, un sujet de fierté, et pour quelques-uns sans doute une glorification confuse des valeurs du militarisme .

Quelle que soit la conviction de chacun, la Mensur demeure un élément de la culture germanique, présent en Allemagne en Autriche, mais aussi dans plusieurs pays européens, de la Suisse à la Pologne en passant par la Belgique.

Pour plus de détail, un article assez complet et documenté est accessible en allemand sur Wikipedia : Mensur (Studentenverbindung) – Wikipedia

Voir aussi : Bestimmungsmensur | MarkomannenWiki

Pour exemple des protections employées (site commercialisant celles-ci) : Mensurzeug – Bandagenpause

* Les corporations allemandes d’étudiants n’autorisent pas toutes la Mensur. Quelques unes imposent sa pratique à leurs membres (Pflichtschlagende Verbindungen), d’autres l’admettent (Fakultativschlagende Verbindungen), d’autres encore la prohibent (Nichtschlagende Verbindungen), d’autres enfin demandent à tous leurs adhérents de pratiquer l’escrime étudiante (Freischlagenden Verbindungen).

** au sens propre, la Mensur peut être un véritable duel d’honneur entre étudiants (prohibé) par opposition à la Bestimmungsmensur, dont nous parlons ici, couramment appelée simplement Mensur elle-aussi.

*** Les nazis interdirent les corporations étudiantes en 1936. Elle furent remplacées par l’unique Nationalsozialistische Deutsche Studentenbund, (ou NSDStB en abrégé) à l’instar des syndicats qui furent regroupés au sein du Deutsche Arbeitsfront (ou DAF en abrégé)

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